Lucien Murat One to Rule Them All

Leurs visages, grimacés par la peine,
vident leurs réservoirs à complaintes élégiaques,
Pleurent leurs cieux tant aimés desquels
elles furent injustement séparées.
Pourquoi les avions finissent-ils toujours
par s’écraser ?
Lucien Murat

Au mur, dans le salon d’une dame âgée, des canevas encadrés lourdement
de bois présentent des meules de foin, des chatons mignons, une tour Eiffel, un cygne majestueux, les tournesols de Van Gogh. Réalisés à la main,
les canevas sont à la fois les peintures
et les tapisseries accessibles aux classes populaires. Un accès à l’image que l’on fabrique point par point. Lucien Murat travaille à partir de canevas assemblés entre eux depuis plusieurs années. Attentif à l’histoire de l’art & craft, l’artiste hybride les techniques pour annuler les persistantes dichotomies entre le high et le low, le Beau et le populaire, bref, entre l’art et l’artisanat. Lucien Murat annule une hiérarchie normalisante au profit de croisements inattendus et délicieusement absurdes. Il s’empare alors des subcultures
(jeu vidéo, bande dessinée, canevas, science-fiction) pour générer
des alliances avec la peinture,
le cinéma, la sculpture et la tapisserie. La cohabitation des techniques
et des références génère un chaos,
une violence, une explosion, un vertige, une résistance.

L’œuvre de Lucien Murat prend aujourd’hui une nouvelle dimension.
Ses peintures hybrides présentent
un monde posthumain où les cyborgs
ont pris le contrôle de la Terre. La lumière y est aveuglante. Parmi les pneus
et la ferraille, il est possible de déceler des odeurs d’huile, d’asphalte brûlé,
de gaz toxiques, de métal et d’hydrocarbures. L’air y est irrespirable, chaud et humide. Le temps, tel que nous l’avons créé, est littéralement suspendu. En haut et en bas des compositions, deux bandes noires encadrent les peintures/tapisseries. Empruntées
au cinéma, elles articulent visuellement une continuité entre les œuvres qui apparaissent comme les images fixes d’un film en construction. À la manière d’un film dont chaque scène est arrêtée, l’artiste représente tous les points de vue d’une même situation. Il se concentre ainsi sur les regards, les mouvements et les actions. Au fil des œuvres
se développe un récit, un scénario mythologique dont les personnages,
les décors, les scènes et les costumes ont été fabriqués sur mesure par l’artiste. Ce dernier souhaite représenter le monde numérique dans ce qu’il comporte de sublime (au sens de ce qui nous dépasse), d’extrême violence et de confusion. Un monde en mouvement permanent, fait d’informations, de codes, d’images, de flux. Un monde formé
de pixels que nous retrouvons à la fois dans les canevas, mais aussi sur les textiles imprimés, réactifs aux sources lumineuses, la fabrication de glitchs et l’ajout en peinture de motifs complexes. À partir de ces différents plastiques
et iconographiques, Lucien Murat élabore la genèse hypothétique
d’un monde numérique : d’un paysage érotique et vrombissant des crânes ailés surgissent à la pointe d’éclairs vert fluo venue du ciel. Les crânes s’explosent au sol, sur les carcasses de voitures,
sur des montagnes de pneus,
sur les « vestiges d’un temps mort »
que le dernier des humains contemple silencieusement l’avènement d’un monde nouveau. Vina, la Mère Génitrice, fait son apparition. Son corps anthropomorphe est fait de colère, de chair et d’acier. Tahamaker, le dernier crâne ailé fait irruption. Il viole Vina qui, quelques mois plus tard donne naissance à trois fils qui vont n’en faire qu’un seul : Mégathesis. Le héros est doté de trois bras, de quatre jambes et d’une tête lacérée. « Il refuse toute identité. » Mégathesis est un être de douleur, de honte et de puissance.
En vomissant toute la bile de son corps, il engendre cinq mondes, cinq abominations liées aux cinq sens : Haptomaisaker (le toucher), les Anhormakers (la vue), les Akoetors (l’ouïe), Téhamaker (le goût), Osmekor (l’odorat). D’œuvre en œuvre, nous accompagnons Mégathesis dans sa rencontre avec les cinq mondes
peuplés de créatures atroces, armées
et stridentes. En dehors de toutes normes, leurs corps sont excessivement musclés, volontairement non genrés, outrageusement augmentés ou mutilés. Mi-humains, mi-cyborgs, les personnages composent la trame d’une fiction épique, brutale et extrême.

À propos du rôle des artistes,
 Jacques Rancière écrit : « La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change
les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité,
le singulier et le commun, le visible
et sa signification. Ce travail change
les coordonnées du représentable ; il change notre perception des évènements sensible, notre manière de les rapporter à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’évènements et de figures. »1 En proposant une représentation convulsive et spectaculaire du monde numérique, Lucien Murat figure une réalité dont tous les paramètres sont amplifiés. Au creux de cette fiction mythologique s’inscrivent un malaise, une violence, des traumas, des haines, de conflits que nous expérimentons actuellement ou bien que nous pressentons dans un avenir plus ou moins proche. Sur cette Terre posthumaine, la pénurie d’oxygène entraîne la disparition du Vivant. Seuls les robots subsistent. Aveugles et passionnés, ils rejouent les mêmes drames, les mêmes combats et les mêmes erreurs.
1. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 72.


Julie Crenn
TIRÉ DU CATALOGUE DE LʼEXPOSTION, ONE TO RULE THEM ALL, GALERIE SUZANNE TARASIEVE, PARIS, 2019.